VIII. PROPOSITION DE POLITIQUES ET ACTIONS NECESSAIRES POUR
CONSOLIDER LE RESPECT DE LA NATURE
« Homme de Bien ». Il dit que dans le monde andin il est difficile de
mentir, sous peine de perdre le statut de runa (personne-humaine). Au
contraire, tout est systématisé et harmonieux, car c’est bien penser,
bien parler, bien écrire, bien faire, pour vivre bien et arriver à ce
qu’ils appellent le Sumak Kausay (« buen vivir », bien vivre).
Le « buen vivir » ou bien vivre comme une alternative au
concept et à la pratique du développement
En particulier à partir des Constitutions de l’Equateur (2008), de
l’Etat plurinational de Bolivie (2009) et de plans de développement, les
termes de Sumak kawsay (en quechua) ou suma qamaña (en aymara), entre
autres, apparaissent comme des paradigmes « conviviaux » des peuples
autochtones pour le reste de la population, car ils considèrent la vie
du point de vue de l’équilibre ou harmonie, de la complémentarité et la
réciprocité. En fonction de la source théorique utilisée, ces principes
s’étendent à d’autres principes, moins mentionnés, mais tout aussi
profonds : relationnalité, correspondance et inclusion du principe du
tiers (Medina, 2008). On observe une rupture de l’idée de progrès
linéaire, et un changement survient dans la conception même de la
pauvreté et du sous-développement, qui ne sont pas associés à l’absence
de biens matériels, alors que, de même, la richesse n’est pas liée à
l’abondance de ces derniers. Selon les organisations et intellectuels
autochtones, le paradigme du sumak kawsay / suma qamaña contrasterait
avec le déséquilibre constant, l’opposition binaire et l’inégalité
croissante provoquées par l’individualisme égoïste (libéralisme) ou le
collectivisme extrême (communisme) de la modernité entendue comme projet
historique de l’Occident. Les termes se traduiraient par « buen vivir »
(bon vivre) (Equateur) ou « bien vivir » (bien vivre) (Etat
plurinational de Bolivie), et signifieraient « vivre en harmonie et
équilibre : en harmonie avec les cycles de la Terre Mère, le cosmos, la
vie et l’histoire, et en équilibre avec toute forme d’existence »
(Huanacuni Mamani, 2010, p. 30).
En considérant ce paradigme comme une expérience, une attitude et un
idéal de vie, liés à l’équilibre interne d’une personne et sa relation
communautaire avec ses semblables (interculturelle, intergénérationnelle
et de genre), le « buen vivir » fait référence à une relation et une
coexistence harmonieuse avec la dimension surnaturelle (le
« spirituel) » et naturelle (« le matériel »). Cette approche a suscité
un vif intérêt en dehors du monde indigène et, d’une manière sans
précédent, a également été incluse dans la Constitution de l’Equateur
(2008) comme un droit. A savoir, l’aspect principal du « buen vivir »
est le renforcement continu de la vie elle-même, la communautaire et
naturelle, ce qui contribue à repenser les projets de changement depuis
un point de vue holistique qui intègre l’être humain dans un cadre plus
large, tel que la nature.
Cependant, afin de ne pas se perdre dans l’enchevêtrement théorique de
ces dernières années autour de ce concept, reconstitué à partir des «
connaissances ancestrales » et positionné par le mouvement indigène, au
moins trois aspects théoriques et pratiques inéluctablement liés entre
eux doivent être différenciés :
Tout d’abord, et comme source d’inspiration, on observe le discours
indigène probablement généré à partir de la pratique de certaines
communautés autochtones, en particulier les plus isolées des grands
centres urbains, avec des bases socio-économiques spéciales, réduites
au minimum et subalternes, ou seulement quelques familles et
individus, en particulier les personnes âgées, dans ces mêmes
communautés : « le buen vivir est comme une table à quatre pieds, me
disait mon grand-père, c’est d’être bien avec soi-même, avec le frère,
avec la Pachamama et le monde spirituel que, plus qu’un seul Dieu,
sont les différentes divinités ».
En Equateur, l’origine du discours du « buen vivir » peut être
retracé jusqu’aux mobilisations de 1990 et 1992, durant lesquelles les
organisations indigènes de l’Amazonie ont appelé à la légalisation de
leurs territoires ancestraux. Dans ce contexte, la famille Kichwa
Amazonica Viteri (Leonardo, Alfredo, Carlos, Letty) a eu un rôle clé
pour commencer un processus de consultation avec les communautés de la
province de Pastaza sur des modèles de développement alternatif, afin
de gérer leurs territoires nouvellement reconnus par l’État (Viteri et
al, 1992).
Dans l’État plurinational de Bolivie, selon Carlos Mamani, un groupe
d’intellectuels est à l’origine du concept. Depuis les années 1990, ce
groupe tente de reconstruire la pensée ancestrale avec diverses
sources, telles que les chroniques de Guaman Poma de Ayala. Ce fut
alors qu’apparu le concept de qamiri ( « celui qui sait vivre »), mais
pas suma qamaña, qui serait une traduction forcée de « vivir bien »
(bien vivre). Cependant, il y a un deuxième aspect de l’utilisation du
bon vivre ou bien vivre, puisque le concept, à l’origine indianiste,
est tombé sur un terrain fertile dans les discussions et les travaux
des universitaires et des intellectuels urbains prônant l’avènement
d’une nouvelle civilisation - et a été réinjecté dans les actions des
organisations non gouvernementales et institutions de développement
telles que les organisations autochtones du Fonds Indigène, et aussi
dans les mouvements sociaux blancs et métis, en particulier l’écologie
et le féminisme.
En tant que troisième aspect apparaît l’utilisation du concept par les
gouvernements et les institutions étatiques, à des niveaux
difficilement compréhensibles par le mouvement indigène. En Équateur,
par exemple, à partir de la Loi sur les Mines (2009), qui a fait
l’objet d’une action en justice comme contraire à la Constitution par
la Confédération des Nationalités et des Peuples de l’Équateur
(CONAIE), ont pu être observées des annonces gouvernementales sur une
« exploitation minière pour une bonne vie » (avec l’argument selon
lequel cette activité à grande échelle aurait un impact
socio-environnemental minimal grâce aux toutes dernières
technologies). On n’hésite pas non plus à utiliser le concept pour
justifier à la fois l’expansion de la frontière pétrolière ou de
grands projets de développement.